Lorint Hendschel.

"On walon po dmwin"

 dierin rapontiaedje - last update: 2005-07-06.

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On trouvera ici une tentative de description de l'état actuel (1990) du dialecte wallon. Le diagnostic n'est pas brillant. Mais, par ailleurs, on n'a jamais eu autant de raisons d'espérer pouvoir sauver cette langue. Dans ce cadre, la deuxième partie de cet essai propose d'unifier les multiples parlers wallons en une seule langue écrite comportant quelques variantes dialectales. Cette simple proposition devrait, en elle-même, susciter de nombreuses critiques. Les différentes possibilités et modalités d'unification présentées ici en provoqueront, je l'espère, tout autant. Car ces propositions ne sont, effectivement, que des propositions à amender, compléter, améliorer...

I. Brève présentation du wallon.

1. l'histoire.

Peu avant le début de notre ère, les légions romaines envahissent tous les territoires gaulois. Les envahisseurs, soldats et marchands, apportent avec eux leur langue: le latin populaire. Cette langue ayant pour elle l'administration, la puissance économique et culturelle de Rome puis de l'Eglise, les dialectes gaulois vont s'éteindre en quelques siècles; ils laisseront très peu de traces (quelques mots et toponymes). On imagine que ce latin "vulgaire" devait être à peu près le même à travers toute l'Europe. Cependant, l'éclatement de l'unité de l'Empire va, évidemment, provoquer l'éclatement linguistique des parlers romans. Dès le 9ième s., il se forme un dialecte wallon qui, jusqu'au 12ième s., suit un processus de différenciation vis-à-vis de ses voisins et cousins (picard, lorrain, champenois, francien...). Ainsi, l'Europe romane est devenue une mosaïque de parlers. Mais ces dialectes se laissent regrouper en familles: dialectes ibériques, dialectes d'oc, dialectes d'oïl (dont fait partie le wallon) etc.

Notons encore que dès le 11ième s. se manifestent quelques différences à l'intérieur même du dialecte wallon.

Au 13ième s., l'université de Paris jouit d'un grand prestige culturel; par ailleurs, le jeune royaume de France s'affirme politiquement. Ce qui explique vraisemblablement pourquoi, dès cette époque, les lettrés wallons adoptent le dialecte de Paris. Celui-ci est cependant émaillé de wallonismes (c'est ce qui nous permet de retracer l'histoire du wallon à une époque où on ne l'écrivait pas encore. Le statut linguistique de la Wallonie ne changera plus jusqu'au 20ième s.: le français sera la langue des lettrés et des classes supérieures. Le peuples parle les dialectes; la méconnaissance du français est si grande qu'au 18ième s., le bilinguisme est requis pour certaines charges (M. Piron, Aspects et profil de la culture romane en Belgique, 1978.).

C'est après 1600 qu'apparaissent les premiers textes rédigés uniquement et volontairement en wallon: ces textes relèvent de la para-littérature satyrique et bouffonne.

En 1830, le jeune état belge adopte le français comme seule langue nationale, officielle et de culture; elle est considérée comme un facteur d'unité face aux dialectes flamands et wallons, patois populaires sans valeur.

Ces dialectes de Wallonie connaîtront pourtant un renouveau au milieu du 19ième s. Témoin, en 1856, la création de l'ancêtre de la Société de Langue et de Littérature wallonnes, toujours active aujourd'hui. Mais ce renouveau ne concerne que la littérature et la philologie; les (très) timides tentatives de hisser le wallon sur la scène politique échoueront dans l'indifférence générale.

C'est donc le français qui s'impose dans toute la Wallonie, grâce à l'enseignement. Au milieu du 19ième s., le wallon est encore la seule langue véhiculaire: les descendants des Wallons émigrés aux États-Unis ne connaissent que l'anglais et le wallon. Leur ignorance du français prouve que leurs aïeux n'utilisaient pas cette langue entre eux. En 1920 encore, le wallon était la langue usuelle de 90 % de la population dans les 3/4 des communes (M. Piron, op. cit.).

Et puis, très rapidement, la situation s'inverse: c'est le français qui devient la langue véhiculaire et même la langue maternelle de la majorité des Wallons. Face à la régression très rapide de leur langue propre, les Wallons, ont d'abord très peu réagit. Pourtant, en 1983, la Communauté française de Belgique vote un décret tendant à introduire timidement les dialectes wallons à l'école. Mais cette décision reste inappliquée, parce qu' inapplicable (v. plus loin).

2. Géographie linguistique.

La Wallonie n'est pas linguistiquement homogène. Outre l'allemand (environ 60.000 personnes dans les "cantons de l'est") et le luxembourgeois (environs d'Arlon), on y pratique le français et trois dialectes romans plus ou moins vivants: à l'ouest (Tournai, Mons), le rouchi (variétés du dialecte picard); à l'extrême sud (canton de Virton), le gaumais (variétés du dialecte lorrain). Ailleurs (est du Hainaut et du Brabant, Ardenne, provinces de Liège et Namur), le wallon. Le wallon peut lui-même se subdiviser en quatre variétés dialectales: est (Liège), centre (Namur), ouest (Charleroi) et sud (Ardenne) Soit dit en passant, les appellations "wallo-lorrain" et "wallo-picard" me semblent impropres pour désigner la plupart des dialectes de l'ouest et du sud.

Précisons que cet essai ne concerne que le wallon au sens strict. Il importe cependant que les trois dialectes jouissent des mêmes droits et soient également promus, cela va sans dire. Si cet essai propose une koïnè wallonne, il semble linguistiquement impraticable de la fonder sur des dialectes différents (picard, gaumais et wallon). Toutefois, les idées générales qui suivent peuvent aussi bien s'appliquer au picard et au gaumais.

3. Statut.

a. Une langue déclassée.

Pourquoi parle-t-on français en Wallonie? Pas à la suite d'un conflit ouvert ou d'une oppression politique directe mais pour des raisons où le politique se mêle au culturel, à l'économique et au social. Dans tous ces domaines, le wallon est et a toujours été "déclassé", infériorisé. Dès le départ, il s'est établi du français au wallon un rapport dominant-dominé, le français étant, en gros, la langue des classes dominantes, de la culture officielle, des relations formelles. Le wallon, quant à lui, était la langue des classes populaires, des relations privées non-formelles et, plus tard, d'une culture marginalisée, émanant de bourgeois qui utilisaient le wallon dans un but purement ludique.

Déclassement socio-culturel...

 Avec la révolution française, l'État a, pour la première fois, cherché à investir toutes les couches de la population. Le seul vecteur de l'idéologie d'État, le seul vecteur de culture officielle était alors la langue française. Les langues "régionales", en revanche, devenaient symboles d'ignorance. On se souvient de la célèbre harangue de l'abbé Grégoire: "Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton; l'émigration et la haine de la République parlent allemand; la contre-révolution parle italien et le fanatisme parle basque. Brisons ces instruments de dommage et d'erreur (...) ces jargons barbares et ces idiomes grossiers qui ne peuvent plus servir que les fanatiques et les contre-révolutionnaires".

Cette attitude quasiment hystérique est accompagnée d'un "saut" idéologique: on prétendra que le français est en lui-même, par essence, vecteur de lumière et de liberté (Récemment, on a pu lire "La vision qu'implique la langue française est fille de la Déclaration universelle des droits de l'homme" (Manifeste pour la Communauté française de Belgique). Est-il impossible de penser la liberté dans une autre langue que le français? Le slogan "Il est interdit de cracher et de parler patois" relève-t-il des droits de l'Homme?). A l'opposé, les langues régionales seront prétendues inaptes à véhiculer de la culture, opinion qui prévaut encore aujourd'hui...

Ce clivage idéologique se double d'un clivage social: le "bon" français était la langue des classes supérieures. Alors que le wallon était, et est encore souvent, la langue des classes inférieures, marginales, peu ou mal scolarisées. Exception faite pour les littérateurs. Au déclassement, à la dévalorisation d'une langue correspondent le déclassement et la dévalorisation de ses usagers. Bref, nous sommes, typiquement, en situation de "diglossie": deux langues coexistent sur un même territoire, l'une est dominante, l'autre dominée. Ainsi, quand on qualifie une langue de "patois", on ne se réfère pas à une situation linguistique objective, on avance plutôt une définition idéologique, un résumé du mode de vie, des croyances, de l'univers mental de personnes que l'on veut cantonner aux marges sociales et culturelles (Ce n'est pas par hasard que l'on a qualifié les promoteurs du "Manifeste pour la culture wallonne" de "patoisants": il s'agit de rejeter, dans un même mouvement, une langue méprisée, une culture tout autant méprisée, et ses promoteurs.).

Inutile de chercher dans le passé une époque où le wallon était mieux considéré, une époque qui servirait de référence et de justification pour un futur meilleur: ce rapport de domination a toujours existé. Même au temps où il existait en Wallonie une entité politique indépendante -la Principauté de Liège-, le wallon, langue du peuple liégeois, n'a jamais été promu langue officielle (M. Piron (op. cit.) avance cependant l'hypothèse que le wallon est resté la langue de la haute bourgeoisie liégeoise jusqu'à la fin du 18ième s.).

Il est d'ailleurs intéressant de constater que les Wallons, consciemment ou pas, reflètent cette domination dans leur culture populaire: dans les "Noëls" wallons composés au 18ième s., les bergers s'expriment en wallon mais les anges en français. Dans les chansons sociales de la fin du 19ième ou du début du 20ième s., les ouvriers soldats utilisent le wallon mais les officiers leur répondent en français.

La vie politique...

Dans ces conditions, les quelques rares tentatives enregistrées tendant à faire du wallon une langue officielle étaient, de toute évidences, vouées à l'échec. La mentalité du 19ième s. considérait que wallon et flamand étaient des patois; chacun devait utiliser le français comme langue civilisée. Ou comme facteur d'unité car, comme disait l'abbé Renard (Ecrivain wallon (1829,1904). Tiré de "Lès-aventures dè Djan d' Nivèles", 1890:

"Nos n' savons nîn l' flamind, vos n' savez nîn l' walon

In atindant, l' francès fêt nosse trêt d' union!"

Les quelques rares sursauts "pro-wallon" se faisaient "en creux", par l'absurde. Ainsi, le 10 août 1895, le député J.B. Schinler prononce à la Chambre un discours en wallon "puisque les Flamands ont le droit de le faire en flamand". On demande aussi la création d'une Académie wallonne "puisque les Flamands en ont obtenu une" (v. A. Doutrepont, "A propos d'une Académie wallonne", 1939.).

Ajoutons que l'usage des dialectes est interdit à la Régie des Téléphones et Télégraphes depuis 1950 et à l'armée depuis 1953. A l'époque, quelques rares Wallons (v. la réaction de J. Grafé, écrivain wallon membre de l'Association pour le Progrès intellectuel et artistique de la Wallonie (APIAW) in "Fâves à cowe di pèhon", 1987.) s'élevèrent contre ces mesures qui achevaient d'éradiquer les dialectes de la vie officielle; alors que vingt ans auparavant, 56 % des délibérations de conseil communal se faisaient encore totalement ou partiellement en wallon (M. Piron, op. cit.). Récemment encore, un bourgmestre s'est vu refuser le droit de prêter serment en wallon...

L'école...

Si le wallon, jusqu'au début de ce siècle, s'était bien conservé, c'est par la faiblesse de la scolarité; et non parce que les Wallons avaient consciemment décidé de défendre ce qu'ils ne considéraient pas comme un "patrimoine national" contre ce qu'il ne considéraient pas comme une "langue envahisseuse". Le wallon étant considéré comme la langue de l'ignorance, il y eut un combat larvé pour le supprimer. Il fallait le déraciner à coups de punitions et de moqueries pour les écoliers qui avaient le malheur de parler la langue de leurs parents. Ceci n'a fait que renforcer le déclassement symbolique du wallon dans l'esprit même de ses locuteurs: c'était un pauvre patois grossier dont il fallait avoir honte et qu'il fallait remplacer par le "bon" français.

Par la bande, et de façon très marginale, le wallon allait pourtant entrer à l'école, surtout à Liège, dès l'entre-deux-guerres. Ce n'est pourtant qu'en 1983 que la Communauté (dite) française de Belgique" a autorisé le "recours" (!) aux dialectes dans l'enseignement sous réserve d'autorisation. On ne prévoyait ni mesures d'application, ni moyens, ni statut, ni formation de professeurs... Un décret pour rien. On annonce maintenant un décret plus ambitieux, qui doit constituer une "réparation historique" en compensation d'une agression culturelle (dévalorisation et humiliation d'une langue et de ses usagers) et qui devrait tendre à favoriser la préservation, l'étude et l'usage des dialectes de Wallonie. En espérant que ce décret, s'il est voté, ne restera pas lettre morte et servira de cadre aux mesures urgentes qui s'imposent...

b. Le wallon au musée.

Une langue folklorisée...

Quand une langue est ainsi déclassée dans tous les domaines et jusque dans l'esprit de beaucoup de ses locuteurs, quand les mères cessent de la parler à leurs enfants, on assiste à un phénomène de réification: un parler, système vivant et actif par nature, devient un fait localisé dans le temps, une pièce de musée. En deux mots, une langue morte. Au même titre que les grands feux, le wallon, "notre-bon-vieux-patois-si-savoureux", est considéré comme une relique du passé, un objet de curiosité, il est folklorisé. Et bien entendu, le folklore a droit à certains égards: on accorde au wallon certains rites, comme à un mort; le wallon n'étant pas encore mort, ces rites ont moins pour fonction d'en raviver la mémoire et d'en entériner la mort que d'en provoquer la mort. Ainsi, les messes, discours... en wallon peuvent n'être qu'un rite folklorique s'ils n'encouragent pas, s'ils ne provoquent pas l'utilisation de la langue en dehors de ces ghettos que pourraient devenir les émissions wallonnes, les messes etc.

Littérature, quand tu nous tiens...

Réduire une langue à une collection d'écrits littéraires -quelle que soit leur valeur- est une autre façon de la réifier. Il est fort possible qu'à terme, le wallon ne soit plus le privilège que de quelques cercles littéraires. Ces cercles et clubs seraient alors les "conservateurs" d'une langue pure et morte; les Wallons, eux, parleraient un français plus ou moins wallonisé et seraient incapables de lire une ligne de "leur" langue. Ce qui nous amène à parler des clivages qui tiraillent dangereusement le wallon.

Clivages...

J'ai déjà évoqué les clivages sociaux, culturels et symboliques qui entérinent la domination absolue du français sur le wallon. Mais à l'intérieur même du wallon existent des tensions qui ne peuvent que renforcer la faiblesse de cette langue.

Clivages dialectaux d'abord. Comme nous le verrons plus loin, le wallon actuel est ainsi fait que chaque infra-dialecte, à l'échelle locale, tâche de fonctionner comme une langue ayant sa propre orthographe, son propre lexique, sa propre littérature, ses propres cercles etc. On en vient ainsi à parler de "langue du pays de Liège" ou de "langue namuroise"; on atteint les sommets de l'erreur linguistique et de l'esprit de clocher (Rappelons quand même que: "L'ensemble des dialectes wallons forme une unité linguistique d'un ordre supérieur. On peut considérer d'appeler cette unité langue wallonne ou wallon". J. Feller in Bulletin wallon, 34, 1985; cité par R. Viroux in Poqwè disfinde li walon?).

Ce genre d'auto-mutilation frise le suicide.

Il existe aussi un clivage entre langue littéraire -relativement pure et archaïsante par la force des choses- et parler populaire, de plus en plus pauvre et contaminé par le français. Il est impossible d'annuler ce clivage, qui se manifeste dans toute les langues. Disons qu'en wallon, l'écart s'agrandit et risque de devenir infranchissable. Il n'y aurait plus ainsi que deux pôles extrêmes: une langue littéraire morte et un parler en voie de dissolution dans le français. Cela ne signifie pas qu'il faut, à toute force, faire de la littérature populaire; cette littérature existe (théâtre, poésie, "fauves" etc.); mais il faut absolument éviter que tout cela se limite à des cercles (quoi de plus fermé?), à un public de quelques centaines de personnes ayant accès à la littérature, aux livres (souvent introuvables), à la langue littéraire et aux différents dialectes.

Renverser la vapeur...

Si l'on accumule ces clivages et ces mécanismes de réification et de déclassement, on comprendra que le wallon est sur une pente savonneuse... Pourtant, on n'a jamais eu autant de raison d'espérer pouvoir sauver le wallon. D'abord, dans de grandes villes comme Charleroi, et surtout, Liège, des associations, des revues, des personnes isolées font en sorte qu'il existe une véritable vie culturelle wallonne régulière: théâtre, colloques, cours, publications etc. Bien qu'encore largement "souterraine", cette culture fait mieux que survivre, elle vit, elle crée... (Citons, en vrac, les revues El Bourdon (Charleroi), Les Cahiers wallons (Namur), Novèles (Li Banbwès), Djasans walon (Liège) etc. Citons aussi des organisations comme le Chèrvice di R'cwèrèdje èt d'Informâcion so l' walon po l's-Efants, Li Walon è scole etc.).

D'autre part, il reste quelques points de contacts entre le wallon écrit/littéraire (puisque, actuellement, quasiment tout ce qui s'écrit en wallon relève de la littérature ou de la para-littérature) et les locuteurs. Les revues sont nombreuses, mais très souvent confidentielles; quelques journaux bien diffusés (Vers l'Avenir, La Wallonie...) consacrent au wallon une demi-page hebdomadaire. C'est peu. Mais ça existe. C'est de toute façon à maintenir et à développer.

Le théâtre wallon, quant à lui, est toujours bien vivant et connaît même, apparamment, un regain d'intérêt (1). Bien sûr, d'un point de vue artistique, ce théâtre est en crise, on l'a assez répété. Mais son rôle capital est actuellement le maintien de la connaissance de la langue. Vu son audience, il pourrait -pourquoi pas?- devenir une arme de re-wallonisation.

Les médias et -surtout!- l'école ont aussi leur rôle a jouer pour sortir le wallon de son sous-statut. Il est absurde de croire que cette langue -comme n'importe quelle autre langue minorisée- a la moindre chance de survivre si elle n'est pas enseignée d'urgence à l'école; nombre de jeune la connaissent encore passivement, il "suffirait" donc de souffler sur les braises...

Il conviendrait aussi de sortir le wallon du carcan littéraire. Il y a un malentendu: parce que le wallon, du point de vue littéraire, s'est, depuis longtemps, "ennoblit", on le cantonne à ce registre; on fait semblant de croire que c'est seulement sous sa forme littéraire que le wallon est une langue. Ne parlerait-on qu'en vers de Bertrix à Jodoigne? Est-il impossible de parler politique ou football en wallon? Le wallon comme langue non-littéraire n'en est qu'à ses balbutiements mais c'est aussi un signe d'espoir que de voir une langue s'attaquer à des domaines qu'on lui croyait totalement étrangers.

Une évolution récente...

Depuis quelques années se manifeste un mouvement tendant à faire du wallon une langue co-officielle, une langue d'enseignement, une langue (aussi) non littéraire, bref, une langue vivante. L'une ou l'autre revue utilise le wallon aussi bien pour les recettes de cuisine que pour les cours de grammaire. On a même pu lire quelques embryons de textes semi-officiels (La phrase: "Tos lès dreûts di r'producsion, d'adaptacion èt di traducsion sont-st-à fé valeûr po n'importe qué payis" (page de garde de Vos, mi come has' èt roy', 1982, trad. de G. Fontaine de Ni vous sans moi ni moi sans vous, P. Biron) est peut-être plus importante pour l'avenir du wallon que n'importe quel poème, fût-il génial.).

Enfin, la Déclaration des Droits de l'Homme est traduite en wallon; ce qui prouve, linguistiquement parlant, que le wallon n'est pas plus pauvre qu'une autre langue, qu'il peut même manier des concepts abstraits (Dèclaråcion dès dreûts dèl Djin po tos lès Payîs dèl Dègn, trad. Ch. Josserand et R. Seret, CRIWE, 1989.). Bref, ce mouvement tente de "remettre le wallon en marche", de le sortir du marasme par un saut qualitatif.

Parallèlement, cette langue largement ignorée il y a quelques dizaines d'années se fait tout doucement reconnaître au niveau régional comme à l'échelle internationale; des mouvements wallons non-littéraires admettent son importance essentielle pour notre culture; Wallonie Région d'Europe prévoit statutairement d'en encourager l'enseignement; la revue Toudi, revue de réflexion engagée dans le combat pour la culture wallonne, choisit un intitulé qui en dit long et ouvre ses pages aux défenseurs de la langue; les Coqs d'awousse (ASBL de défense et de promotion de la Wallonie) prévoit une brochure spéciale consacrée à nos langues régionales... Le wallon revient donc sur la place publique.

Au niveau international, le wallon était -et reste souvent- totalement ignoré. On ne l'enregistre pas comme langue minoritaire. Quand on le fait, c'est comme dialecte français voire comme langue celtique! (Authentique! v. Encyclopédie Le Million au ch. "Littérature de Belgique".).

Seule la littérature semble relativement connue à l'étranger, certains auteurs ayant été traduits en italien, en anglais ou en russe, le poète A. Maquet notamment.

Là aussi pourtant, les choses changent. En 1988 s'est tenu à Liège le congrès de l'Association Internationale de Défense des Langues et Cultures Menacées (AILCM), ce qui prouve que le wallon est reconnu comme langue, comme culture et que cette langue et cette culture... sont menacées!

Peut-être le wallon sera-t-il bientôt reconnu dans la charte des langues minoritaires en cour d'élaboration au Parlement européen?

Diagnostic...

Des enquêtes précises et à grande échelle manquent cruellement pour établir un état de santé objectif du wallon mais enfin, il suffit d'ouvrir les oreilles pour se rendre compte que la situation n'est pas vraiment brillante; voici d'ailleurs quelques chiffres tirés d'enquêtes relativement récentes mais très partielles. C'est volontairement que je livre ici des chiffres bruts, hors de leur contexte. Pour tous les renseignements complémentaires et une analyse de ces trois enquêtes, v. Les Dialectes de Wallonie, t. 16, 1988.

A première vue, ces chiffres n'incitent guère à l'optimisme: on lit par exemple que 79% des habitants de Neuvillers sont convaincus que le wallon va mourir; que 100% des couples de moins de 30 ans n'utilisent plus que le français; que 15% seulement des habitants désirent que leurs enfants sachent le wallon.

Par contre, 40% des personnes affirment qu'"il faut sauver le wallon" (28% de non); de 29 à 64% des interrogés estiment même qu'"il faut introduire le wallon à l'école" (respectivement pour les 10-19 ans et pour les 30-39 ans). Ce qui est un vrai miracle étant donné l'image ridicule et le statut systématiquement dévalorisé qui sont le sort actuel du wallon. De plus, ces trois enquêtes révèlent déjà de très fortes disparités régionales alors qu'elles ne concernent que trois villages. Qu'en est-il dans les régions industrielles, dans les villes? N'a-t-on pas appris aux Wallons à mépriser leur propre langue et, partant, leur propre personnalité? Faute d'enquêtes, il faut bien se fonder sur des "impressions". Pour ma part, je crois que le wallon va très mal mais que, par ailleurs, on commence à s'en rendre compte; des regrets à la réaction salutaire, il n'y a qu'un pas. Il est grand temps de sensibiliser les Wallons à leur langue, à son état de santé, à la possibilité de la sauver et aux moyens à employer. Là encore, le mouvement a été amorcé. Il est encore trop tôt pour savoir s'il donnera des résultats et, de toute façon, il est encore beaucoup trop tôt pour relâcher la pression.

Cure...

Pour sauver le Wallon, pour que les Wallons se ré-approprient leur langue, il est urgent de mettre en oeuvre des moyens que j'appellerais "extérieurs", "psychologiques" et "internes".

Parmi les moyens "extérieurs", on a, entre autre, l'enseignement du wallon, à tous les niveaux et sans restriction, une meilleure répartition et une extension de sa place dans les médias, restauration des noms de lieux, soutien aux revues, troupes de théâtre, initiatives culturelles diverses, cours extra-scolaires etc. Voyez à ce sujet la toute récente résolution du congrès quadriennal de l'Union Culturelle wallonne (3/2/90), congrès marqué par une nette radicalisation et une nette modernisation.

Il faut également modifier l'opinion qu'ont de leur langue de nombreux Wallons: on a fini par les persuader qu'ils n'avaient ni identité, ni culture, ni langue. Il est temps de rétablir la vérité, de montrer à tous que le wallon n'est pas pauvre, que "i gn'a pont d' grossî lingadje, i gn'a qu' dès grossîrès djins" (J. Calozet), que cette langue est une création originale du peuple wallon, qu'elle peut devenir un signe d'identité...

Enfin, et c'est là la deuxième partie de cet essai, il importe de prendre une importante mesure "technique" visant à simplifier, sinon à permettre, ce passage du wallon à un statut plus favorable. Je crois que le wallon ne survivra pas s'il ne se constitue une langue écrite unifiée. C'est un phénomène à la fois inévitable et indispensable. Cette unification doit s'accompagner d'un réajustement du wallon avec le monde moderne.

II. L'unification.

1. Est-il possible d'agir sur une langue?

La langue n'est pas une machine à jamais figée. Selon le linguiste G. Guillaume "La langue est un système de représentation, théorie de l'univers, empirique et perfectible, fonction des idiomes et des époques, créé par la réflexion commune et façonné au fil de l'histoire". Ainsi, la langue est un système toujours plus ou moins boiteux mais susceptible d'amélioration, influençable, "perfectible". La langue qui éteint son dynamisme, qui se fige, est une langue morte. Et parmi les facteurs déterminants une langue, l'influence volontaire d'une autorité quelconque est un facteur non négligeable.

A vrai dire, le dirigisme linguistique est plutôt la règle que l'exception. L'Académie française, par exemple, ne fait que cela depuis qu'elle existe. Les exemples de réformes "par le haut" abondent (v. Language Reform: history and future, 1983-84 (3 t.,collectif), dont ces pages s'inspirent largement.).

Nous étudierons plus loin trois cas récents qui, par certains aspects, peuvent nous apprendre quelque chose pour le wallon.

2. La réforme des langues.

On distingue deux types d'actions, indissociables dans les faits: l'une externe, c'est la standardisation (ou officialisation) et l'autre interne: on a, d'une part, la réforme de la langue et, d'autre part, sa modernisation.

Standardisation...

Il s'agit de l'adoption, renforcée par l'enseignement et les médias, d'un moyen d'expression linguistique promu au rang de langue. L'existence de ce modèle standard implique une certaine prescription librement consentie.

Dans ce processus de standardisation, un dialecte ou un groupe de dialectes s'impose(nt) soit "naturellement" (mais cela cache toujours des facteurs politiques, économiques, sociaux...), soit par le choix conscient -et c'est plutôt dans ce cas que l'on parle de "standardisation".

Quel dialecte s'imposera? Soit un dialecte archaïque jugé plus "pur" (ex: le tchèque), soit le dialecte des classes dominantes (ex: le norvégien), soit le dialecte politiquement dominant (le régime chinois tend à imposer le dialecte de Pékin à la Chine entière); si aucun dialecte ne domine, c'est une autorité quelconque qui choisit; une oeuvre généralement appréciée peut aussi, par son prestige, imposer son dialecte (l'italien, par exemple, est le toscan de Dante...). Le cas norvégien mérite d'être mentionné: jusqu'à la fin du 19ième s., la langue officielle était le "bokmål" -en fait, le dialecte des classes dirigeantes, proche du danois. Mais à la fin de ce même siècle s'impose le "nynorsk" ("nouveau norvégien"), une koïnè fondée sur les dialectes populaires. Tout est possible...

Notons encore qu'une action normalisatrice ne réussit que grâce à une pression culturelle et/ou politique. En situation de diglossie, il y a conflit entre les deux langues: le français, par exemple, "à l'image du hêtre, ne tolère guère de végétation sous son couvert" (J. Germain): il a tenté de liquider la plupart de ses concurrents (occitan, basque, breton, alsacien...) par des décisions politiques (Un exemple entre cent: "Surtout, rappelez-vous, messieurs, que vous n'êtes établis que pour tuer la langue bretonne" (le sous-préfet de Morlaix aux instituteurs du Finistère, cité par M. Lebesque dans Comment peut-on être Breton?, 1970.), voire par la force des armes (La décadence de l'occitan, par ex., est évidemment parallèle à la conquête militaire du Midi.).

Les langues minoritaires en sont réduites à se standardiser elles-mêmes comme ultime tentative de survie. Une tout autre situation est possible: en Suisse allémanique, les langues régionales, toujours très vivaces, cohabitent pacifiquement avec la langue d'état. Il n'y a pas diglossie mais véritable bilinguisme.

Planification et réforme.

Il s'agit d'organiser la langue selon un plan précis en se fondant sur l'idée que l'homme peut, au moins en partie, contrôler l'évolution d'une langue. C'est une activité prescriptive pratiquée continuellement (par les académies, gouvernements, sociétés littéraires...) et tout particulièrement dans les "developing nations" ("nations en voie de développement")...

Evidemment, on ne peut réformer n'importe quoi. Ainsi, il est quasiment impossible de toucher au système phonologique d'une langue, car c'est un domaine fortement et inconsciemment structuré. De même, il est difficile de modifier la morpho-syntaxe, qui est un peu le squelette de la langue.

Par contre, deux domaines sont assez accessibles aux réformes: l'orthographe et le lexique. Dans un processus d'unification de dialectes, l'orthographe est parfois le seul (ou le plus important) domaine réformé car c'est relativement facile, l'orthographe étant, par nature, un système totalement artificiel, arbitraire, inventé. Les exemples abondent: simplification du néerlandais en 1946; passage, en turc, de l'alphabet arabe à l'alphabet latin; adoption, en 1978, d'une orthographe lapone pour les dialectes de trois pays (Norvège, Suède, Finlande)...

Quant aux formes lexicales standards, elles doivent répondre au "critère d'acceptabilité formelle": la forme unifiée doit "ressembler" à ce à quoi on est habitué dans le dialecte, elle doit répondre à la conception du juste que se font de leur langue les locuteurs.

Modernisation.

L'enrichissement est nécessaire pour adapter une langue aux changements culturels, scientifiques, économiques etc. Il faut ici souligner l'importance capitale de la traduction qui oblige une langue à s'ouvrir, à s'adapter au monde extérieur, qui empêche une langue de se refermer sur elle-même et d'éteindre ses propres mécanismes de création: la traduction souligne les carences d'une langue et la force à les combler. On sait que de nombreuses langues aujourd'hui officielle sont "nées" de la traduction de la Bible (le néerlandais ou l'allemand, par exemple).

On peut enrichir une langue par la création de néologismes, l'emprunt et l'adaptation de mots provenant de langues étrangères, la dérivation et la composition de mots déjà existant. Enfin, à l'intérieur du lexique lui-même, les "termes" (relevant d'une zone sémantique précise, d'un lexique technique) peuvent devenir des "mots", c-à-d perdre leur sens technique pour faire partie du lexique général.

Implications...

Une telle entreprise suppose une certaine conception de la langue: elle est plus qu'un simple instrument de communication, elle est un miroir de l'individu et de la collectivité. Le souci d'orienter une langue, de l'officialiser, de l'enrichir... est fondé sur un processus de ré-appropriation par l'usager de sa langue comme lieu d'investissement symbolique, comme expression d'une identité.

3. Trois exemples en cours.

Une langue qui accède (ou tente d'accéder) à un statut officiel, qui veut affirmer son existence, se voit tôt ou tard forcée d'unifier -au moins partiellement et au moins dans la norme écrite- ses différents dialectes. Avant d'étudier plus particulièrement les possibilités offertes au wallon, étudions trois exemples qui peuvent nous éclairer sur les différentes manières de procéder.

Le basque...

Selon les auteurs, le basque comprend de 7 à 12 dialectes dont deux diffèrent très nettement (le souletin en France et surtout le bizcayen en Espagne). Certains de ces dialectes sont privilégiés sur le plan littéraire: le labourdin (France, écrit depuis le 16ième s.), le guipuzcoan et le bizcayen (Espagne, écrits depuis le 18ième et le 19ième s.). Remarquons qu'il existe, à une échelle locale, une koïnè, le dialecte bas-navarrais ayant débordé dans le domaine labourdin. Certains journaux (de Bayonne) utilisent cette koïnè. Enfin, pour terminer cette très rapide présentation, le basque (à l'instar du wallon), n'avait jamais été langue juridique ou officielle jusque très récemment. Mais contrairement au wallon, le basque se démarque totalement des langues voisines: ce n'est pas une langue indo-européenne, on en ignore même les origines.

Jusqu'à la fin du 19ième s., on écrivait le basque par analogie avec l'espagnol ou le français. C'est à cette époque que l'on ressent le besoin d'unifier l'orthographe de l'ensemble des dialectes. S. Arana (père du nationalisme basque) propose une orthographe tendant au phonétisme. Il rejette absolument toute orthographe supra-dialectale car il existerait alors des "règles de lectures". Toutefois, persuadé qu'il existe 7 dialectes correspondant au frontières des 7 provinces basques (ce qui est linguistiquement faux), il propose une unification interne à chaque dialecte.

En 1918 est fondée l'Euskal Itzandia (Académie basque). Par ailleurs, à cette époque, le dialecte guipuzcoan s'illustre en littérature; la jeune académie décide donc de l'adopter "provisoirement" pour ses écrits. Ce qui amène le philologue Azcua à proposer comme langue commune le "guipuzcoan complété". Pourquoi fonder la koïnè sur ce dialecte? Parce que les autres sont en nette régression, que le guipuzcoan reste bien vivace et a, de plus, une morphologie plus régulière. La complémentation consiste à remplacer les formes irrégulières par des formes régulières si elles existent dans d'autres dialectes. Cette solution, on s'y attendait, sera taxée d'"impérialiste" par les usagers des autres dialectes.

C'est en 1968, après des années d'inertie, que l'Académie basque se fixe officiellement pour but l'unification des dialectes. Cette langue unifiée serait une langue écrite et en particulier, langue scolaire. Son orthographe et sa morphologie devraient être unifiées. En même temps, il faudrait s'efforcer que les différents dialectes écrits ne divergent pas de plus en plus.

Du point de vue syntaxique, cette langue est à peu près le guipuzcoan complété. Du point de vue orthographique, retenons entre autre qu'elle introduit la lettre "h", prononcée dans les dialectes de France mais inconnue dans les dialectes d'Espagne. Par conséquent, les opposants au "batua" (basque unifié) se focalisent sur ces deux points: en Espagne, on s'oppose au "h"; en France, à la syntaxe guipuzcoane. Certains ne sont pas opposés au "batua" mais considèrent qu'"on n'administre pas un traitement de choc à un mourant"; il faut, selon eux, d'abord sauver les dialectes, quitte à reprendre plus tard l'idée de l'unification.

Cependant, c'est apparemment le "batua" qui prend pied: la plupart des élèves des "ikastolak" (écoles indépendantes de langue et de culture basques) apprennent le batua, par choix personnel, mais aussi parce que "la majorité des enseignants perçoivent la nécessité d'une langue basque unifiée, tout au moins au niveau littéraire, comme condition indispensable à sa survie, à la place des dialectes et sous-dialectes utilisés par ailleurs" (Koldo Goroztidi, Les Ikastolas, in La nouvelle société basque, ruptures et changements, 1980 (collectif).

L'occitan...

Le statut de l'occitan est -ou plutôt "a été"- bien différent de celui du basque ou du wallon. Au 11ième s., cette langue était le vecteur d'une culture brillante et raffinée. Fait intéressant: la langue des troubadours était une koïnè, une langue composite présentant quelques variantes dialectales qui s'établit par son prestige culturel. Dans les deux siècle qui suivent, l'occitan devient aussi langue juridico-administrative. Ensuite, les différentes entités politiques occitanes ayant été conquises et absorbées par la France, l'occitan entre dans une longue période de décadence et de dévalorisation.

C'est au milieu du 19ième s. que se crée le Félibrige. On s'y attache, entre autre, à établir une orthographe. Le système choisit mêle phonétisme et analogie au français (comme l'orthographe wallonne). On tente de faire du dialecte provençal, dialecte de Mistral, LA langue littéraire de toute l'Occitanie.

Notons au passage que Mistral, à qui les wallonisants vouent une très grande admiration, écrivait un dialecte qui, chez nous, serait immédiatement taxé d'"impur": la base en était le provençal rhodanien. Cependant, les formes jugées trop locales étaient éliminées et remplacées par des formes plus généralement comprises. De plus, l'écrivain empruntait aux autres dialectes les formes que son parler ne connaissait pas. Ce qui est, somme toute, on ne peut plus logique et raisonnable: pourquoi ignorer les richesses des dialectes voisins?

Cependant, l'idée d'imposer le dialecte de la région d'Avignon à toute l'Occitanie n'a pas séduit tout le monde, malgré le prestige de Mistral. Ce dialecte, en effet, est assez aberrant par rapport aux autres; de plus l'orthographe phonétique faisait éclater l'occitan en une multitude de langues écrites.

En 1935, L. Allibert actualise une vision unitaire de la langue occitane, tentant de concilier les orthographes mistraliennes, catalanes (une langue très proche) et celle des troubadours. Il invente ainsi le "graphisme-support": à un seul signe orthographique correspondent les principales variantes phonétiques dialectales. Ainsi, le mot "jorn" peut se prononcer: jur, djur, djun, dzur, tsur, tsun... Allibert refuse le phonétisme car noter chacune des divergences dialectales oblige le lecteur à un effort d'adaptation trop grand, obstacle presque insurmontable à l'inter-compréhension écrite. L'expérience a d'ailleurs prouvé que les locuteurs cristallisent sans difficulté leurs prononciations spécifiques autour d'une seule image graphique: grâce à cette orthographe, un seul code appris une fois pour toute permet de "décoder", de lire n'importe quel texte; alors qu'une orthographe phonétique oblige le lecteur à entrer dans un code différent pour chaque texte qu'il veut lire.

Outre cette unification par l'orthographe, la morphologie de la langue est également purifiée et unifiée. Par conséquent, un même texte écrit dans des dialectes différents donnera des versions très proches, les différences résidant essentiellement dans les richesses lexicales des différents dialectes.

Actuellement, ce sont les principes occitans d'Allibert qui sont préférés dans presque toute l'Occitanie; ils sont mis en application partout (Gascogne, Languedoc, Auvergne, Limousin...) sauf en Provence, où les principes félibréens gardent encore de nombreux adeptes.

Le rumantsch-grisunsch...

(v. à ce propos Quel avenir pour nos dialectes? L'exemple du rumantsch-grisunsch, article de J. Germain (paru dans Toudi, 1988) qui a très largement inspiré cet essai.).

Le romanche ne compte que 50.000 locuteurs, il jouit d'un statut officiel bien meilleur que le wallon. Le romanche est la quatrième langue officielle de Suisse. On a pu entendre du romanche à l'eurovision. Il est écrit depuis le 16ième s.; il se répartit en cinq dialectes. Dès le 19ième s., cette diversité est ressentie comme gênante car elle rend difficile la préparation de manuels scolaires... ce qui contribue à introduire l'allemand comme langue de culture...

Afin de sauver le romanche, on décide de l'officialiser et d'en répandre l'usage. Mais plutôt que de choisir l'un des cinq dialectes, la Lia rumantscha (ligue romanche) décide la création d'une langue écrite qui soit intermédiaire et la plus proche possible des variétés écrites déjà existantes afin de lui assurer une bonne acceptabilité immédiate pour ses utilisateurs présumés.

En gros, on choisit comme forme standard la forme la plus utilisée dans les trois principaux dialectes, avec un système de compensation et de pondération dans les cas où aucune forme n'émerge "automatiquement". 65% des Romanches estiment que l'unification est une mesure positive pour la sauvegarde de leur langue...

III. L'unification du wallon.

1. Pourquoi faire?

Il serait absurde qu'au moment où elle tâche de s'affirmer politiquement et culturellement, la Wallonie laisse mourir "sa" langue. Et pour que le wallon vive, il faut, entre autre, en répandre l'usage écrit, du canon de la messe aux textes semi-officiels. Mais quel dialecte utiliser? Faut-il tout traduire dans tous les dialectes? Ou dans trois ou quatre dialectes? Ou faut-il privilégier un seul dialecte, et par là même, exclure 9/10 des Wallons? Examinons le problème sous un autre angle; imaginons que demain, le wallon soit enfin introduit à l'école, ce qui est un des buts fondamentaux des mouvements de défense du wallon. Il faudrait donc rédiger des manuels, des lexiques, des grammaires, des outils pédagogiques... Dans tous les dialectes? Impossible: rien que pour le wallon central, il en faudrait pour le namurois proprement dit, le brabançon, le sud-namurois, le namurois-ardennais, le namurois de basse-Sambre etc.. Le même problème se pose évidemment pour les autres dialectes. Si l'on procède ainsi, les dialectes périphériques, moins favorisés, seraient condamnés à disparaître aux profit des grandes variétés mieux répandues et comptant plus de locuteurs; seules l'une ou l'autre grande ville auraient une chance d'y parvenir: Liège, sûrement, d'autres, peut-être... Un problème plus ardu encore: il faudrait, pour donner ces cours, un professeur issu du village ou, du moins, des environs. Imagine-t-on qu'un instituteur d'origine nivelloise puisse enseigner le wallon aux petits Malmédiens ou aux petits Cynaciens? Est-on encore à l'époque où l'on naissait, vivait et mourait dans le même village, sans jamais entrer en contact avec d'autres dialectes? Conserver la "pureté" de tous les infra-dialectes semble tout simplement impossible. Les trois exemples décrits plus haut prouvent qu'il est impossible pour une langue dévalorisée et minorisée de survivre si elle ne se présente pas au moins sous la forme d'une langue écrite unifiée. L'unification est inévitable si nous voulons que le wallon vive.

Elle est également souhaitable dans la mesure où l'histoire a créé et maintenu des particularismes linguistiques qui gênent la communication. Ce cloisonnement est une des raisons pour lesquelles la littérature wallonne est inaccessible à la majorité des Wallons. Le lectorat stable est composé de quelques centaines de personnes à même de comprendre les différents dialectes. Au contraire, si tous les Wallons avaient accès à une même langue écrite, un texte écrit à Philippeville serait immédiatement compris à Verviers -ce qui n'est pas le cas actuellement.

Profitant du début de reconnaissance dont jouit actuellement le wallon, il conviendrait d'agir sur la langue elle-même, afin d'éliminer l'esprit de clocher linguistique qui constitue le principal obstacle à la reconnaissance et à la survie du wallon. Une langue wallonne unifiée dans sa norme écrite (pas question, évidemment, de toucher aux parlers) ne peut qu'être plus forte et plus riche pour résister à l'assimilation qui la menace.

Cette langue pourrait servir pour les manuels scolaires et les divers outils pédagogiques; pour les revues; pour les littérateurs préférant donner l'occasion de comprendre leurs oeuvres à quelques centaines de milliers de Wallons plutôt qu'à 200 philologues; pour des textes semi-officiels (toponymes, inscriptions...) etc.

Enfin -et surtout!- l'existence même de cette langue unifiée, modernisée et compréhensible par tous devrait inciter les Wallons à aller de l'avant, à conquérir de nouveaux territoires, à découvrir de nouveaux domaines. Il ne s'agit pas, du jour au lendemain, de parler physique nucléaire, de traduire "L'Être et le Néant" ou le manuel d'utilisation d'un ordinateur; le wallon n'est pas encore prêt. Mais on verrait, par exemple, les revues défendant le wallon utiliser cette langue, en tout ou en partie...

2. Comment faire?

Examinons trois manières concrètes d'établir une langue wallonne écrite standard.

a) Un seul dialecte s'impose: solution à rejeter par principe; ce serait en effet reproduire l'erreur centraliste qui a fait tant de tort aux langues régionales -wallon y compris. De plus, le problème du choix du dialecte serait insoluble: il n'a jamais existé pour le wallon de dialecte de prestige. Tous les dialectes sont considérés comme strictement égaux. En réalité, il existe d'énormes disparités. Le dialecte sud, par exemple, est encore assez peu représenté par la littérature (v. la carte figurant à la fin de l'Anthologie de la Littérature wallonne (M. Piron, 1978).

La provenance des auteurs représentés dans l'anthologie est marquée par un point noir. L'Ardenne y est, quasiment, un espace blanc.). A l'inverse, le dialecte liégeois est une sorte de dialecte "de pointe": c'est en dialecte liégeois (un siècle et demi avant tous les autres) que furent rédigés les premiers textes, les premières pièces; c'est de Liège également qu'est parti le renouveau littéraire et philologique du 19ième s. Bien sûr, ceci ne justifierait pas une prédominance définitive sur les autres dialectes. D'autant que les autres dialectes ont eu, eux aussi, leurs grands auteurs; que certains dialectes pourraient se dire "plus centraux" etc. Problème insoluble.

b. On pourrait envisager une solution intermédiaire entre la langue unifiée et la disparité infra-dialectale: l'établissement de quatre koïnès correspondant aux quatre principaux dialectes. Cette idée me semble cependant peu praticable: les quatre dialectes ne sont pas nettement délimités, on passe plutôt d'un dialecte à l'autre par d'infimes et progressives variations qui finissent par s'accumuler au point qu'on peut parler d'un "autre dialecte". La plupart des parlers sont intermédiaires entre un dialecte et un autre. Et si, plutôt que d'établir une koïnè, on décrète que le dialecte de Charleroi, par exemple, sera le dialecte standard de l'ouest-wallon, on retombe dans l'erreur décrite au point a.

c. La solution la plus rationnelle est, à mon avis, la création d'une langue écrite unifiée à partir des quatre dialectes. Mais cette solution elle-même comporte plusieurs degrés. On peut se contenter de modifier l'orthographe Feller de manière à ce qu'elle tende à effacer les différences sous-dialectales plutôt qu'à les souligner. On peut aller un peu plus loin et "généraliser" le lexique, c-à-d enrichir mutuellement les dialectes, les compléter les uns par les autres, combler les carences lexicales des uns par les richesses des autres: ainsi, les quatre dialectes apporteraient leurs propres richesses au trésor commun. La grammaire de cette langue doit évidemment être unifiée. Cependant, au niveau morphologique, on peut éventuellement laisser subsister quelques différences: il n'est peut-être ni nécessaire ni souhaitable de choisir à toute force une seule forme pour chaque mot.

Pour des raisons pratiques évidentes, il ne paraît pas possible, pour chaque mot, pour chaque trait morphologique, de prendre en compte systématiquement la totalité des infra-dialectes wallons. Cependant, dans l'échantillon présenté au chap. V, chaque dialecte est représenté.

Faut-il aussi accorder la même importance au dialecte d'Hoûte-s'i-ploût qu'à ceux de Liège ou Charleroi? Non bien sûr. Trois dialectes me semblent devoir être privilégiés: ceux de Liège, Namur et Charleroi. Pour des raisons démographiques d'abord (une grande partie de la population vit sur le sillon Sambre-et-Meuse); parce que ces dialectes sont encore actuellement vecteurs d'une culture régulière (cercles littéraires et théâtraux, manifestations culturelles diverses...); pour des raisons pratiques également (existence de dictionnaires, manuels, grammaires...); et enfin, pour des raisons plus strictement linguistiques: ces dialectes sont assez éloignés pour donner une idée de la diversité dialectale; en même temps, ils sont assez proches pour permettre l'unification.

A ces trois dialectes considérés comme prépondérants, on en ajoute trois plus typés: ceux de Saint-Hubert (Ne16), Malmédy (My1) et de Nivelles (Ni1) (réf. de l'Atlas linguistique de Wallonie (5 tomes parus).

Enfin, n'oublions pas que toute forme locale doit être retenue si elle enrichit encore ces trois dialectes.

3. Stratégie.

L'orthographe Feller conseillée par la Société de Langue et de Littérature wallonnes (SLLW) est maintenant très généralement acceptée. Cette orthographe quasiment phonétique est parfaite pour les linguistes car elle permet de distinguer avec précision les moindres variations sous-dialectales. Mais si l'on considère que le wallon est autre chose qu'un joujou pour philologue, si l'on veut s'en servir pour communiquer et, malgré tout, c'est quand même la première chose qu'on demande à une langue! -cette orthographe constitue un sérieux obstacle. La tendance au phonétisme mène à des excès absurdes: un des meilleurs écrivains wallons actuels, dans son dernier livre, invente deux graphèmes nouveaux: "ō" et "ē" notant respectivement un son local intermédiaire entre "ô" et "oû" et un "ê" plus ouvert que "ê".! Ou "quand la poésie rejoint la phonétique acoustique...". C'est comme si les Bourguignons ne notaient pas "r" mais "ŗ", sous prétexte qu'ils roulent leurs "r". C'est comme si J. Brel avait inventé une manière particulière de noter ses "r" ("ř"?) parce qu'il les prononçait dorso-uvulaires plutôt que vélaires... Plus sérieusement, il faut savoir distinguer le système phonologique d'une langue et les différentes variations phonétiques locales, personnelles, libres etc.

Le phonétisme entraîne l'éclatement du wallon à l'infini, comme si n'importe quel dialecte était une langue autonome et étrangère aux autres. Il faut, au contraire, introduire une certaine dose d'abstraction motivée dans l'orthographe wallonne (écrire "chrysanthème", par exemple, est une abstraction immotivée, inutile; écrire "grand" avec un "d" non prononcé est une abstraction motivée puisque ce "d" réapparaît dans certains cas)- comme dans toute orthographe: en français, c'est ce qui permet aux marseillais de prononcer "bieng" quand ils lisent "bien"... et aux autres hexagonaux, de prononcer "byin" plutôt que ce qu'ils lisent réellement: b-i-e-n.

Il ne s'agit pas de créer une nouvelle orthographe mais plutôt d'envisager différemment l'orthographe Feller admise; il suffirait en effet de l'amender en quelques points pour qu'elle ne tende plus à exagérer les différences dialectales mais à les effacer. Voici quelques propositions:

a. Ma1: tâve

L1: tåve

N1: tauve, tôve

Historiquement (Le problème de l'ancien wallon, L. Remacle, 1948.), le "â" (ouvert) passe au "ô" (fermé), "å" étant un stade intermédiaire. De nombreux mots wallons ne diffèrent que par le degré d'aperture de cette seule voyelle. Un seul signe ne pourrait-il suffire pour noter ces trois variantes (sans compter les infimes variations intermédiaires)? Le signe "å" me semble le plus propre à servir de graphème, parce qu'il est le plus abstrait, alors que "ô", "au" et "â" sont déjà attachés à des phonèmes précis.

b. todi / toudi

po / pou

crosse / crousse

Un des éléments de la "carte d'identité phonétique" du wallon est la conservation, dans la plupart des dialectes, de ce "o" latin (alors que le français et le picard ont "ou"). On pourrait noter "o" dans tous les cas. Dans certains dialectes (ouest et extrême sud), ce "o" devra être prononcé "ou", comme c'est le cas en portugais, par exemple.

c. Noter des nasales "pures" qui pourront, dans la prononciation, être dénasalisées, infléchies selon la prononciation locale...

ex: djon.ne (pour "djône")

tchin (pour "tchén", "tchîn", "tchègn", "tchê"...)

d. Le suffixe latin -ellum a donné trois variantes:

-ê (est): pê

-é (sud): pé

-ia (centre et ouest): pia

L. Remacle (op. cit.) avance l'hypothèse que la graphie -ea notait, au Moyen-Age, ces variantes. Elle résume effectivement les trois cas et autorise les trois prononciations. Pourquoi pas l'adopter?

ex: pea, vea, tchèstea, pourcea...

e. Un problème plus épineux est l'existence du "h" (dialectes de l'est). Ce "h" peut être d'origine germanique (haye). Ce peut aussi être un "h" d'origine secondaire (prîhon, hoûter). Travaillons au cas par cas:

-dans le cas le plus simple, ce "h" ne correspond à rien dans les autres dialectes. On peut alors le conserver dans l'orthographe unifiée; tout simplement, il serait prononcé dans les dialectes de l'est et pas ailleurs.

ex: houyeû, haye, ahèsse...

Notons pour ce dernier exemple que l'hiatus pourrait être automatiquement compensé, dans la prononciation, par une semi-consonne (on prononcera "a-èsse" ou "ayèsse").

-deuxième cas, ce "h" correspond à un "ch" dans tous les autres dialectes. La graphie "ch" laisserait le lecteur libre de prononcer "ch", "h" voire /x/ à l'extrême est.

ex: nos finichans, on pèchon...

-troisième cas: ce "h" correspond à un "j" dans les autres dialectes. On peut alors, éventuellement, conserver deux orthographes, les mots concernés étant peu nombreux

ex mohone / môjone; prîhon / prîjon...

f. Le sud-namurois note ses infinitifs et ses participes passés de la 1ère conjugaison en -è (djouwè, tchantè...). La finale -er n'est-elle pas plus immédiatement compréhensible par l'ensemble des Wallons?

Le brabançon est caractérisé par le relâchement plus ou moins grand de certaines de ses voyelles. Il a droit ainsi à un petit signe spécial ("ë") notant cette voyelle relâchée. Comme on a -dans tous les cas- un "i" ou un "u" dans les autres dialectes, pourquoi ne pas faire le tout petit effort de les noter ainsi? Ne serait-ce pas plus clair pour tous les lecteurs?

g. Quand la seule variable est ê / é, on note "ê"; ce graphème correspond déjà très souvent à des prononciations variables.

ex: ér (Ch), aîr (N), êr (L)........ êr

éwe (N), êwe (Ch, L)............ êwe

fiêr (Ch, N), fiér (L).......... fiêr

h. Ne plus noter la longueur du son "eu", qui est très variable; ce qui laisserait le choix entre le son semi-fermé et le son semi-ouvert.

ex: feu, djeu, dji veu, il èsteut...

i. Ne plus noter le chuintement, très localisé et facilement repérables pour la lecture.

ex: sièrvice, sôcièté (chèrvice, sôchèté), pourcea (pourcha)...

Ces dernières propositions ne concernent que des points de détail. L'orthographe est, en effet, un moyen d'unification purement formel. L'essentiel est de trouver des graphies qui laissent le libre choix de leur réalisation phonique. Comme on le verra dans les exemples présentés au chap. V, cette orthographe sera, dans son allure générale, quasi-semblable à l'orthographe actuelle. Car il ne s'agit pas d'inventer une nouvelle orthographe mais d'utiliser différemment l'orthographe actuelle.

Unification du lexique...

On s'est efforcé, à partir d'un échantillon de 100 mots (chap. V), de trouver une méthode aussi rationnelle que possible afin de constituer le lexique du wallon unifié. Voici les règles suivies:

a. Quand les racines sont égales, que les mots ne diffèrent que de manière superficielle, on garde une seule forme, la plus fréquente.

ex: "cloke" apparaît dans 5 dialectes; "clotche" dans un seul. On conserve donc la forme "cloke".

b. Quand on a des formes différentes, on conserve tous les mots, qui peuvent être des synonymes ou des quasi-synonymes.

ex: tchêr / toumer

c. Quand les racines sont différentes mais que l'une est empruntée au français, on favorise la forme wallonne.

ex: "rade" plutôt que "vite".

Car un des problèmes spécifiques du wallon est sa proximité avec le français: il n'y a pas rupture d'une langue à l'autre (même dans l'esprit de beaucoup de locuteurs) mais, de plus en plus, interpénétration. Ce qui aboutit à la francisation du wallon, à sa mort par dissolution, puisque, dans notre situation de diglossie, c'est le français qui domine largement. Cependant, sous peine de se couper de l'usage oral, cette règle n'est à appliquer que si le mot wallon est encore largement connu. Si c'est la forme française qui est nettement majoritaire face à une forme wallonne archaïsante, rare ou locale, il convient de conserver les deux mots dans le lexique unifié.

d. Il arrive qu'aucune forme n'émerge automatiquement, qu'aucune ne soit majoritaire. Il est souvent simple de résoudre ce problème en choisissant la forme la plus intermédiaire.

ex: sèmène, samêne, samène, sumin.ne, samwin.ne, samin.ne.

C'est ici la forme "samin.ne" qui est intermédiaire.

Modernisation et enrichissement du lexique...

a. Emprunts inter-dialectaux.

Le wallon est une seule et même langue (à ce sujet l'opinion de J. Feller lui-même). Son lexique doit être "globalisé", chaque dialecte doit apporter ses propres richesses au trésor commun (actualisé par un dictionnaire). Cela semble aller de soi. Pourtant, l'attitude actuelle est exactement inverse: on suit une règle tacite mais très contraignante qui veut que chacun s'en tienne exclusivement à son sous-dialecte local. Ce besoin frénétique de "pureté" locale aboutit souvent à une contradiction: si je m'en tiens au dialecte de ma région, des mots aussi courants que "saison", "jamais", "ville", "cercueil" sont utilisés tels quels, en français, les équivalents wallons n'existant pas ou ayant disparu. Ainsi, c'est au nom de la "pureté" qu'il faut truffer le wallon de français! Alors que c'est là une des maladies insidieuses dont souffre cette langue. Alors que d'autres dialectes -même namurois- connaissent les formes "vacha" (cercueil), "mauy" (jamais), "saujon" (saison). Et puis pourquoi pas emprunter "vèye" au wallon lui-même (de Liège...) plutôt que "vile" au français, pourquoi pas emprunter "èdvinter" au wallon lui-même (de Nivelles...) plutôt que "inventer" au français?

Un slogan dit que la variété dialectale est signe de richesse. D'abord, il ne faut pas confondre les véritables créations lexicales wallonnes et les emprunts. Ensuite, cette richesse n'est que potentielle; chaque dialecte ayant des déficiences lexicales que d'autres peuvent souvent combler, il conviendrait d'actualiser cette richesse, de la faire passer à la réalité dans une langue wallonne écrite unifiée.

b. Glissement sémantique.

On dit souvent que le wallon manque de mots abstraits. Ainsi, si l'on demande s'il existe un mot wallon traduisant le français "destin", la réponse sera certainement non. Demandons-nous maintenant comment se traduit le mot "vie".

- vîye / vèye: la vie au sens général

- vikadje / vikèdje: le mode de vie, la manière concrète de mener sa vie

- vikêrîye / vicarèye: la vie vue sous l'angle de la durée, de son développement...

Première remarque: quelle richesse! Deuxième remarque: le mot "vikêrîye / vicarèye" ne pourrait-il pas être considéré comme une manière proprement wallonne d'exprimer le concept "destin"? On peut facilement traduire (Exemples tirés du Petit Robert à l'article "destin".) "Il a eu un destin tragique" par "Si vicarèye a stu ine tradjudèye", "Le destin d'une civilisation" par "Li vikêrîye d'one civilizacion", "Nous tissons notre destin, nous le tirons de nous comme l'araignée sa toile" (Mauriac) par "Nos tèchans nosse vikêrîye, nos l' assatchans foû d' nos-ôtes comme l'aragne si twèle". Ainsi, le wallon dispose de formes dont il suffirait de fixer le sens par l'établissement d'un dictionnaire, par la traduction, pour enrichir le wallon de concepts apparemment intraduisibles ou inexistants.

Dans la Dèclaracion dès Dreûts d' l'Ome po tos lès Payis dè Monde, par exemple, le mot "fondamental" est traduit, dans certains cas par "prumî". L. Léonard, lui, utilise le mot "creûjète" (abécédaire) comme titre de son manuel de grammaire (L. Léonard, One saye di creûjète di nosse patwès, 1972.); G. Puissant l'utilise dans le sens de "lexique" (G. Puissant, Li creûjète do p'tit Guèc, 1981. "Adjincenadje" peut signifier "structure", "système". Il suffit d'oser utiliser cette langue... et de se mettre d'accord sur le sens des mots.

c. Glissements grammatical.

Dans le même ordre d'idée, un mot peut changer de catégorie grammaticale pour prendre un sens dérivé.

ex. on-èsse (un être)

on mitan (un milieu)

Ces glissements sont parfaitement compréhensibles, et d'ailleurs parallèles aux autres langues latines.

d. Néologismes.

On peut créer de nouveaux mots par l'accolement de deux racines (composition) ou par l'adjonction de suffixe à une racine (dérivation).

Le système d'affixation du wallon est très riche et très souple. Nombreuses sont les créations éphémères forgées au hasard d'une conversation et immédiatement comprises. Parmi les affixes les plus fréquents on a a-, è-, for-, ri-, ra-, co(u)- / ki-, dis-, -eû, -adje /-èdje, -mint... On peut par exemple créer "dispartichadje" (répartition), "lomadje" (nomination) etc.

Quant à la composition, j'en vois un exemple magnifique dans le mot "foû-vizadje" (lit. "hors-visage", masque). Cette création ne respecte-t-elle pas beaucoup mieux l'esprit du wallon que l'emprunt "masse"? Le système des particules wallonnes (djus, èvôye, foû, yute, oute...) est presque aussi souple que le système germanique. Ainsi, par exemple, à partir du verbe "taper" (jeter), on a: taper djus (abattre), taper èvôye (se débarasser de, jeter définitivement), taper foû (mépriser, mettre de côté), taper yute...

Grâce à ces particules et à ces affixes, le wallon peut être enrichi et modernisé sans heurts, de façon naturelle, puisqu'on se sert des structures créatrices de cette langue. Une fois de plus, le sens de ces mots doit être défini sans ambiguïté dans un dictionnaire.

e. Emprunts.

Solution à adopter en dernier ressort, si les autres méthodes se révèlent insatisfaisantes. On n'y coupera pas. Il vaut de toute façon mieux emprunter que de laisser un vide sémantique. Il va sans dire que tout emprunt doit être adapté à la prononciation et à l'orthographe wallonnes.

ex: rèspèt, sôcièté, èternacionål.

4. Critiques et difficultés.

Les difficultés d'ordre strictement linguistique sont assez mineures (v. chap. V). L'opposition réelle sera d'ordre psychologique, voire idéologique.

Si quelques défenseurs du wallon peuvent croire qu'il est impossible de passer de l'état de dialecte à celui de langue, ils devraient se demander si une certaine propagande paternaliste et méprisante n'a pas fini par les convaincre que le wallon est un pauvre patois sans avenir. Faut-il rappeler que toute langue, français y compris, est passée par un stade dialectal; qu'aucune langue n'est officielle et culturelle par nature mais bien par une décision tout ce qu'il y a de plus humaine? Les Wallons refusant de voir crever leur langue doivent se convaincre qu'elle n'a rien à perdre mais tout à gagner dans ce processus d'unification; qu'aucun dialecte ne sera délaissé; que cette unification ne concerne que la langue écrite; qu'elle est enfin la meilleure, la seule garantie d'avenir pour le wallon.

Une opposition "fransquillonne" pourrait aussi, comme d'habitude, tenter de faire croire que nous rejetons le français. C'est hors de question. La Wallonie est bilingue par définition; nous avons la chance d'avoir deux langues depuis huit siècles. Il ne faut pas en écraser une au profit de l'autre. Il faut remplacer une diglossie qui tue le wallon par un véritable bilinguisme. Laisser mourir le wallon serait pour notre pays un suicide culturel.

IV. Appendice: tentatives.

1. L'échantillon.

L'échantillon de 100 mots étudié ici est tiré de l'Atlas linguistique de Wallonie (vol. 1 et 2). Il s'agit de 100 mots suivant l'échantillon de 15 mots étudié par J. Germain dans Toudi, 1988. Cet échantillon est suffisamment grand pour qu'on puisse déduire quelques règles générales quant à la méthode d'unification.

2. Les points étudiés.

J. Germain confrontait L1 (Liège), N1 (Namur), S37 (La Louvière), My1 (Malmédy) et Ne16 (Saint-Hubert). Après quelques essais, il m'a semblé que S37 relevait tout autant du picard que du wallon. Par conséquent, un wallon standard y serait probablement moins acceptable. De plus, ce point déforçait l'échantillon en y introduisant grand nombre de termes picards; le choix était donc plus difficile. S37 est ici remplacé par Ni1 (Nivelles), nettement plus proche du wallon que du picard ("djambe" pour "gambe"; "martchî" pour "markî"...).

Le choix des points correspond à deux axes:

a. Les dialectes des trois principales villes: L1, N1, Ch61

b. Au moins un point par aire dialectale: ouest: Ni1 et Ch 61; centre: N1; sud: Ne16; est: L1 et My1.

La ville de Charleroi elle-même n'est pas reprise dans l'A.L.W.; j'ai donc choisi un dialecte proche (Châtelet). Ce dialecte relève encore de la zone épenthétique (ène sitwale) alors que Ni1 se trouve dans la zone prothétique (in.ne èstwèle). Ce qui permet de représenter les deux variétés les plus remarquables du dialecte ouest.

Afin de m'assurer de la représentativité réelle de ces 6 points, j'ai, sur un échantillon plus réduit, utilisé 14 points répartis comme suit:

ouest: Ch61, Ni1 + Jumet, La Louvière

centre: N1 + Jodoigne, Bouvigne-Dinant

sud: Ne16 + Marche, Bertrix

est: L1, My1 + Huy, Vervier

Les résultats obtenus étant semblables, on peut conclure que les 6 points retenus cernent assez exactement la diversité dialectale.

3. L'orthographe.

Les formes étudiées sont transcrites en orthographe Feller modifiée selon les règles énoncées plus haut, ce qui facilite grandement le choix d'une forme standard. Les formes modifiées sont précédées d'un astérisque. On peut montrer la grande acceptabilité de ces modifications en comptant le nombre de formes modifiées dans chaque dialecte:

Ni1: 15% L1: 17%

N1: 15% Ne16: 19%

Ch61: 16% My1: 27%

4. Lectures.

a. Si l'on considère qu'une forme doit être représentée dans au moins quatre dialectes sur six pour être choisie comme forme standard, on constate que 52% du vocabulaire émerge automatiquement.

6 formes communes: 16

5 formes communes: 16

4 formes communes: 20 52

3 formes communes: 27

3 / 3: 4

Moins de 3: 17

Total: 100

b. En ce qui concerne les 27 formes ayant une majorité simple (3 sur 6), examinons la situation à l'aide des trois dialectes principaux.

Ch + N + L: 7

2 dial.: 13

1 dial.: 7

aucun: /

Total: 27

On peut raisonablement décider qu'une forme n'ayant que la majorité simple mais représentée dans au moins deux des trois principaux dialectes peut être choisie automatiquement. Ainsi, 72% (20 + 52) du vocabulaire est constitué sans problème.

c. Quand on a deux formes représentées chacune dans trois dialectes, on les garde toutes les deux. Ainsi, 76% (72 + 4) du vocabulaire se trouve constitué.

d. Les 24% restant devront être justifiés en rassemblant les formes proches, en étudiant les formes syllabes par syllabes afin de laisser le moins de place possible à l'arbitraire. On peut aussi conserver toute différence lexicale pour un même signifié (tchêr / toumer; pome / pun; dins / divins / è / o...) certaines différences morphologiques (viyadje / viyèdje; dji veu / dji vwè; patrîye / patrèye; copêre / kipêre...) et le moins possible de différences orthographiques (mohone / môjone; hoûter / choûter...).

5. Les trois principaux dialectes.

L + N + Ch: 37% 37%

N + Ch: 29%

N + L: 13%

Ch + L: 3% 45% 82%

/ 18% 18% 18%

Total: 100% 100% 100%

On voit, entre autre, que dans 82% des cas, deux des trois principaux dialectes ont une forme commune. Dans seulement 18% des cas, on a trois formes différentes.

Formes communes:

L + N + Ch: 37%

Ch + N: 66%

L + N: 50%

Ch + L: 40%

6. Lecture inverse.

Acceptabilité de la forme standard ou nombre de formes absolument identiques en dialecte actuel (modifié par l'orthographe) et en wallon standard:

N / W.S.: 88%

L / W.S.: 83%

My / W.S.: 74%

Ne / W.S.: 72%

Ch / W.S.: 70%

Ni / W.S.: 43%

Ces chiffres, que j'estime très élevés (sauf pour Ni1), indiquent tout simplement que la réforme orthographique proposée contribue à diminuer l'écart entre dialectes. Bien sûr, il n'est pas question ici de grammaire ni de conjugaison. De plus, ces résultats ne tiennent pas compte de certains faits.

Pour My1: un des éléments typiques de cette variété est la voyelle d'appui "u", qui apparaît peu ici (lu, dju,mu...) mais qui est pourtant très fréquente, forcément, dans un texte courant. L'autre trait particulier de ce dialecte, la dénasalisation, est effacé par l'orthographe.

Pour Ne16: ce point est censé représenter le dialecte sud. Or,cette zone dialectale est extrêmement fragmentée. On y trouve également la voyelle d'appui "u".

Pour Ch61: de nombreux mots ne diffèrent de la forme standard que de manière superficielle: eûwe / êwe; ècrachî / ècrachî; fustu / fistu; wèpe / wèsse; mwêsse / mêsse; poûssiêre / poûssîre; mi / mu etc. Si on ajoute ces formes quasi-identiques aux formes identiques, on arrive à un "taux d'acceptabilité" très proche de celui de N1 ou de L1. Les formes morphologiquement divergentes peuvent être dues à une influence picarde (èscume, èscôle) ou à un emprunt au français (tâbe, langue).

Pour Ni1: des formes proches également (tch'veus / tch'veas; costure / costeure; eûwe / êwe; ècrachî / ècrachî; èstwèle / stwèle; fèstu / fistu; manche / mantche...). Ce qui permet de nuancer ce faible résultat. Les divergences sont dues surtout à l'aspect "hybride", "wallo-picard" de ce dialecte, caractérisé par sa voyelle prothétique (èskîye, èscume, èspine, èstwèle...).

On voit qu'en combinant réforme orthographique et standardisation proprement dite, il est loin d'être absurde et loin d'être impossible de vouloir unifier les dialectes wallons en une langue wallonne écrite qui co-existerait avec les parlers dialectaux; dans la plupart des cas, cette langue écrite serait proche des parlers.

L'essentiel est la volonté d'unifier. Les modalités d'unification doivent être discutées par le plus possible de personnes compétentes dans un domaine ou l'autre. Les propositions qu'on a pu trouver ici se veulent une petite contribution à cette discussion qui commence à peine.


Lorint Hendschel, On walon po dmwin, nén eplaidî (inédit), 1990.


 L'écrit initiateur de la planification linguistique du walon Quel avenir pour nos dialectes, L'exemple du "Rumantsch Grischun".

 Autre texte fondateur : Une langue pour la Wallonie (M. Slangen)

 Suite des textes fondateurs de la normalisation.

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